Les conseils d'Amanda Palmer
"Comment pouvons-nous laisser les gens payer pour la musique?"
En février, Amanda Palmer était l'invitée du TED pour exposer sa vision de la relation entre artiste et fans, et aussi pour revenir sur la manière dont elle a pu lever plus d'un million de dollars auprès de sa communauté. Sa présentation n'étant pas encore disponible en français, je vous ai traduit son intervention pour que vous aussi, vous puissiez profiter au mieux de ses conseils et de son expérience.
Je n'ai pas toujours gagné ma vie en faisant de la musique. Pendant près de cinq ans, suite à l'obtention d'un diplôme dans une université d'arts, faire l'automate dans la rue était mon job. J'étais donc une statue vivante appelé la « Mariée de 2,40 mètres ». J'aime beaucoup dire aux gens que j'ai fait ce boulot, car tout le monde veut savoir qui sont ces tarés dans la vie réelle. Tous les jours donc, je me peignais moi-même en blanc, je me tenais sur une boîte, mettais un chapeau à mes pieds, et quand quelqu'un venait et me donnait quelques pièces, je lui donnais une fleur en le fixant du plus profond des regards. Et s'il ne prenait pas la fleur, je mimais une grande tristesse en les regardant s'en aller.
J'ai donc fait des rencontres intenses avec des gens, surtout des personnes seules qui me disaient qu'elles n'avaient parlé à personne depuis des semaines. L'espace de quelques secondes, nous avions échangé un regard prolongé dans la rue d'une ville, nous tombions un peu amoureux en quelque sorte. Mes yeux disaient: «Je vous remercie. Je vous vois." Et leurs yeux disaient: «Personne ne me voit jamais. Je vous remercie."
Parfois je me faisais harceler. Les gens me criaient dessus depuis leurs voitures : « Trouve toi un boulot ! ». Et j'étais là en train de me dire "le voilà mon boulot !" Mais ça me faisait mal tout de même, car ces invectives me faisaient croire que je faisais quelque chose de non-productif, d'injuste, de honteux. Pourtant je n'avais alors pas conscience que ce que j'étais en train de faire, debout sur ma boite, était en fait une véritable formation pour ma carrière musicale. En passant, pour les économistes présents, vous pourriez être intéressés de savoir que je réalisais des chiffres d'affaires journaliers plutôt prévisibles, malgré l'apparent côté aléatoire de mon activité . Je n'avais pas de clients réguliers, mais étonnamment, j'empochais toujours à peu près 60 dollars le mardi et 90 dollars le vendredi.
A la même époque, je jouais dans des clubs avec mon groupe, les Dresden Dolls. J'étais au piano, accompagnée par un batteur de génie. J'écrivais des chansons, et finalement nous avons commencé à gagner assez d'argent pour que je puisse cesser d'être une statue vivante. Mais quand nous avons commencé à tourner, je n'ai vraiment pas voulu perdre ce sentiment de proximité avec les gens, parce que j'avais vraiment aimé ça dans la rue. Alors, après tous nos concerts, nous allions signer des autographes et faire des câlins à nos fans, nous sortions de nos loges pour parler aux gens, et nous sommes alors passés maîtres dans l'art de demander aux gens de nous aider et de nous rejoindre. Je voulais trouver des musiciens et des artistes locaux pour qu'ils viennent jouer dehors avant nos concerts, qu'ils se payent au chapeau, puis qu'ils viennent nous rejoindre sur scène. Nous avions donc avec ce groupe une multitude d'événements à nos concerts.
Et puis, Twitter est arrivé, et a rendu les choses encore plus magiques, parce que je pouvais demander n'importe quoi, n'importe où, dès que j'en avais envie. J'avais besoin d'un piano pour répéter, et une heure plus tard, j'étais chez un fan. Nous avions faim, et des gens apportaient des plats cuisinés maison pour toute la troupe et les mangaient avec nous. Les fans qui travaillaient dans des musées, des magasins ou tout type d'espace public me font signe si je décide à la dernière minute, de manière spontanée, de faire un concert gratuit dans un endroit insolite. Une fois, j'ai tweeté, à Melbourne, « où puis-je acheter un pot neti ? » Et une infirmière est venue m'en apporter un au café où je me trouvais. Je lui ai payé un smoothie et nous nous sommes assises là pour parler de soins infirmiers et de la mort.
J'ai fait beaucoup de rencontres de ce type, surtout grâce au fait que j'ai pu faire énormément de couchsurfing. Dans des maisons, où tout le monde dans mon équipe pouvait avoir sa propre chambre mais où il n'y avait pas de wifi, ou bien dans des squats punk, où tout le monde dormait sur le sol dans une chambre sans toilettes, mais avec du wifi, ce qui en faisait clairement la meilleure option...
Avec mon équipe, nous nous sommes une fois retrouvés dans un quartier très pauvre de Miami, et nous avons découvert que notre hôte de couchsurfing pour la nuit était une jeune fille de 18 ans qui vivait encore dans la maison de ses parents. Les membres de sa famille étaient tous des immigrants sans papiers en provenance du Honduras. Ce soir-là, toute sa famille a pris les canapés et elle a dormi avec sa mère afin que nous puissions prendre leurs lits. Et je restais là à penser, « ces gens ont si peu. Est-ce équitable? » Et le matin, sa mère nous a appris à faire des tortillas et a voulu me donner une Bible. Puis elle m'a pris à part et m'a dit dans son mauvais anglais: «Votre musique a tellement aidé ma fille. Merci d'être resté dormir ici. Nous sommes tous très reconnaissants. " Et alors, j'ai pensé « c'est équitable».
Quelques mois plus tard, j'étais à Manhattan, et j'ai tweeté pour trouver un endroit où pouvoir dormir. A minuit, je me retrouve à appuyer sur une sonnette dans le Lower East Side, et je me rends compte que je n'ai jamais fait ça toute seule. Jusque là, j'avais toujours été avec mon groupe ou mon équipe. « N'est ce pas ce que les gens stupides font ? » « N'est ce pas ainsi que les gens stupides meurent ? » Et avant même que je puisse changer d'avis, la porte était ouverte. C'était un blogueur financier de l'agence Reuters, et il me verse un verre de vin rouge en me proposant de prendre un bain. J'ai vécu des milliers de nuits comme ça.
Donc, je couchsurfe beaucoup. Je slamme (crowdsurf) beaucoup aussi. Je maintiens que faire du couchsurfing et du crowdsurfing sont fondamentalement la même chose. Tu tombes dans le public et tu fais confiance aux autres. Une fois, j'ai demandé à un groupe de première partie s'ils voulaient aller dans la foule et passer le chapeau pour se faire un peu d'argent, quelque chose que j'ai beaucoup fait. Et comme d'habitude, le groupe a été ravi. Pourtant il y avait un gars du groupe qui m'a dit qu'il ne pouvait pas se résoudre à aller dans la foule. Il se sentait trop comme un mendiant en restant là avec un chapeau. Et alors, j'ai reconnu mes anciennes peurs : «Est-ce juste?" et « Trouve toi un boulot !»
Le temps passe et mon groupe est de plus en plus gros. Nous avons signé avec un label important. Notre musique est un croisement entre le punk et le cabaret. Ce n'est pas pour tout le monde. Nous signons, et il y a tout ce battage médiatique concernant notre prochain album. Le disque sort et il se vend environ 25 000 exemplaires dans les premières semaines. Le label considère que c'est un échec.
Et je leur ai demandé : "25 000, n'est-ce pas beaucoup ?"
Ils m'ont répondu: «Non, les ventes sont en baisse. C'est un échec." Et puis ils sont partis.
Quelques jours plus tard, j'étais en train de signer des autographes après un concert et un gars vient me voir en me tendant un billet de 10 $. Il dit: «Je suis désolé, j'ai gravé votre CD, mais je lis votre blog, je sais que vous détestez votre label. Alors je veux juste que vous ayez cet argent."
Et ce type d'événement commence à se répéter, je deviens alors le chapeau après mes propres concerts. Je reste là et j'accepte l'aide des gens.
Et c'est à ce moment là que j'ai décidé que j'allais juste donner ma musique gratuitement sur internet dès que possible. Donc il y a Metallica ici et son discrours anti-Napster, et Amanda Palmer par là, qui encourage le téléchargement, le partage, le peer-to-peer. Je donne, mais en échange je vais demander de l'aide. Alors je décide de quitter mon label, et pour mon nouveau projet, avec le Grand Theft Orchestra, je me tourne vers le financement participatif. Je me plonge dans les milliers de rencontres que j'avais faites, et je demande à cette foule de m'aider. Le but de financement à atteindre lors de cette campagne était de 100.000 dollars. Mes fans m'ont soutenus à hauteur de 1,2 millions, ce qui en a fait le plus grand projet de crowdfunding musical à ce jour.
Et cette foule de contributeurs se compose d'environ 25 000 personnes.
Alors les médias ont demandé, "Amanda, l'industrie de la musique est en train de vaciller, et vous encouragez le piratage. Comment avez-vous fait pour que tous ces gens paient pour de la musique?" Et la vraie réponse, c'est que je n'ai rien « fait ». Je leur ai demandé, tout simplement. Mais avant de demander, j'étais connecté avec eux, et lorsque vous vous connectez à des gens, les gens veulent vous aider. C'est contre-nature pour un grand nombre d'artistes : ils ne veulent pas demander de l'aide à leur public. Ça n'est pas facile à demander effectivement. Beaucoup d'artistes ont un problème avec ça. Demander vous rend vulnérable.
J'ai eu beaucoup de critiques en ligne après le succès de mon Kickstarter. Effectivement je continuais mes folles pratiques de crowdsourcing, notamment pour demander à des musiciens qui étaient fans du projet, s'ils voulaient nous rejoindre sur scène pour quelques chansons en échange d'un peu d'amour, de quelques billets et de la bière. Les gens me disaient : «Vous n'êtes plus autorisé à demander ce genre d'aide," et ça m'a vraiment rappelé les gens dans leurs voitures qui criaient : «Trouve toi un boulot !". Ceux qui me critiquaient n'étaient pas avec nous sur le trottoir, et ils ne pouvaient pas voir l'échange qui se passait entre moi et mon public, un échange qui a été très équitable pour nous, mais qui leur est étranger.
Pour la majeure partie de l'histoire de l'humanité, les musiciens et les artistes ont fait partie de la communauté bien avant de devenir des stars intouchables. La célébrité est créée par un grand nombre de personnes qui vous aiment à distance, mais grâce à Internet et le contenu que nous sommes en mesure de partager librement, nous pouvons redevenir accessibles. Beaucoup de gens sont désorientés par l'idée de ne plus mettre de prix fixe sur un disque. Ils y voient un risque imprévisible. Mais les choses que j'ai faites, le Kickstarter, la rue, le couchsurfing, je n'assimile pas ces choses comme étant des comportement à risque. Je les vois comme de la confiance. Maintenant, grâce au Net, nous disposons d'outils pour rendre l'échange plus facile et aussi instinctif que dans la rue. Mais même le meilleur des outils ne nous aidera pas, si nous ne pouvons pas faire face à l'autre pour donner et recevoir sans crainte, mais, plus important encore, pour demander sans honte.
J'ai passé l'ensemble de ma carrière musicale à essayer de rencontrer des gens sur Internet comme j'aurais pu le faire sur ma boîte dans la rue. Donc mes blogs et mes tweets ne concernent pas seulement mes dates de tournée et mon dernier clip, mais ils parlent aussi de notre travail, de notre art, de nos peurs et de nos gueules de bois. Comme sur ma boîte, nous nous voyons les uns les autres. Et je pense que quand nous nous voyons vraiment les uns les autres, nous voulons nous aider les uns les autres.
Je pense que les gens ont été obsédés par la mauvaise question, qui est: «Comment pouvons-nous faire payer pour la musique?" Et si on commençait en se demandant: «Comment pouvons-nous laisser les gens payer pour la musique?"
Merci.