Petit lexique secret à l'usage des musiciens (1/3)
"La musique de A à H"
Il y a quelque temps, je vous avais proposé un petit lexique décomplexé du marketing pour les musiciens indépendants. Comme cet article vous a plu, nous avons invité Emily Gonneau de Unicum Music à nous préparer un lexique un peu plus consistant, afin que vous y voyiez plus clair dans le jargon des professionnels de la musique. Elle s'est parfaitement prêtée au jeu en nous préparant un dossier de plus de 30 définitions. Voici donc les 10 premières, avant la suite qui viendra la semaine prochaine !
ARTISTE :
Il y aurait beaucoup encore à dire sur le portrait type de ce que 99% de la population considère être un Artiste (Dieu) et de ce qui lui est dû (Tout), mais cet aspect là à lui seul mérite qu’on s’y penche en détail et fera peut-être l’objet d’un article dédié. Puisque nous devons généraliser, l’Artiste, le/la vrai/e, est tout dévoré/e par son art, au point qu’il/elle devient d’une agressivité ou, c’est selon, d’une mélancolie sans pareille s’il/elle ne l’exprime pas concrètement d’une manière ou d’une autre.
L’Artiste est donc une personne précieuse et rare, avec laquelle c’est un plaisir de travailler pour développer sa carrière et gagner sa vie (et la nôtre) dans le respect de sa vision artistique à long terme. Malheureusement, la ligne entre « j’ai quelque chose de personnel à exprimer » et « j’ai besoin de m’exprimer…mais je ne sais pas encore ce que j’ai à dire » est ténue et nombreux sont ceux qui les confondent. Cette confusion s’étant généralisée, le terme est utilisé à tout bout de champ par certaines chaînes de radio ou de télévision pour promouvoir toute personne issue de leurs programmes à la dignité du statut ici défini, en dépit du fait qu’elles sont à peine capables de chanter ou même faire un playback sur un titre qu’elles n’ont ni écrit ni composé non plus. On ne peut qu’alerter les pouvoirs publics sur les dangereuses perspectives d’évolution du terme qui risque, au mieux de se généraliser pour toute personne ayant une vidéo sur Youtube, au pire de devenir un synonyme d’assisté-de-la-vie-tous-domaines-confondus, ce qui est déjà en train d’arriver.
BREAKER :
mot dérivé de l’anglais « to break » (trad fr : « casser ») traditionnellement utilisé par les maisons de disques pour parler d’un artiste ayant eu un disque d’or et non pas pour se vanter d’une quantité impressionnante de pauvres hères qu’ils ont démolis psychologiquement à force de les vendre comme des Kleenex. Ces dernières années, les niveaux de ventes déterminées par le SNEP pour certifier un disque d’or ayant été considérablement revus à la baisse (de 100,000 à 75,000 albums en 2006 puis à 50,000 en 2009), le terme est encore relativement courant et permet à tous les Directeurs (promo, marketing, financier etc…) en maison de disque de garder leur bonus parce que les objectifs d’artistes « breakés » ont été techniquement respectés. A terme, l’expression risque de disparaître en même temps de que le CD mais ça, c’est encore une tout autre question.
CREATIVITE :
On vous a peut-être toujours fait croire que c’était quelque chose d’inné. Détrompez-vous, c’est une qualité/notion à la portée de tous et, qui plus est, extrêmement facile à développer. Surtout lorsque vous évoluez dans un environnement professionnel où pléthore d’occasions se présentent à vous toute la journée, qui sont autant de stages de perfectionnement avancé. C’est simple : la créativité s’applique à tout sauf à la musique. Compta, plans marketings, valorisation de campagnes de pub, clauses contractuelles, prévisions de ventes et j’en passe. Soyez prévenus : très rapidement vous y prendrez goût, et encore plus rapidement vous ne pourrez plus vous en passer. Et lorsqu’en revenir à énoncer des informations factuelles de manière objective vous donnera le douloureux sentiment de desservir votre cause, vous saurez à ce moment là qu’il est trop tard et que vous avez depuis longtemps basculé du côté obscur de la force. C’est pas beautiful, ça ?
DA :
Abréviation pour « Directeur Artistique ». Traditionnellement défricheur de talents grâce à ses oreilles incroyables et son flair pour saisir l’air du temps juste avant qu’il n’affleure dans la conscience générale. Chargé ensuite de signer l’artiste et de constituer une équipe hors pair autour de lui/d’elle pour enregistrer un album à la hauteur et même au-delà du potentiel qu’il avait pressenti. Métier essentiellement d’hommes, les femmes y étant particulièrement rares, en partie à cause des horaires mais seulement en partie. La seule que je connaisse a très tôt dû s’accommoder de la persévérance hors du commun de certains de ses petits camarades pour minimiser ses plus belles découvertes ou subordonner ses trouvailles à leur propre position de décisionnaire dans le label.
Au fil du temps, le rôle du DA a beaucoup changé. Progressivement dépossédé de son autonomie de décision et délesté de la confiance de ses N+1 en son oreille, on l’a déprimé en lui recommandant sérieusement de ne pas prendre de risques ou tout simplement de couper court à sa quête de la perle rare pour ne se concentrer que sur l’efficacité. Il est devenu cloneur d’artistes, fossilisé par des directeurs de label en panique qui lui demandaient de signer le nouveau … [remplacer par le dernier artiste à succès] ou encore la … [remplacer par la dernière artiste internationale en vogue] française. Certains en sont devenus schizos : agents doubles signant un coup de cœur en le vendant à leur hiérarchie comme la clé de voute « cross-over au potentiel mainstream » de toute l’année fiscale du label en péril, mûs par la bonne cause musicale mais tremblant d’avance à l’idée du parcours du combattant qui s’annonce pour que 1/ tout le monde comprenne le projet 2/ un budget suffisant soit débloqué 3/ l’artiste ne se réveille pas un jour pour dénoncer les contorsions nécessaires susceptibles de brouiller son image qu’on lui aura demandées pour que se vende un peu son disque. Dans certains cas extrêmes, le DA est parfois acculé à accepter une belle promotion contre la promesse d’une marge de manœuvre accrue pour se rendre compte que ce qu’on lui vendait vraiment n’était qu’un stage accéléré de compta/finance. Le nombre de congés maladie est en hausse constante depuis 2000, ne cherchez plus.
DIRECT TO FAN :
Recette miracle du moment servie à toutes les sauces par des « consultants » et « journalistes » qui n’ont pas pris la peine de faire leur travail ou de se souvenir que nous aimons tous des plats différents et que c’est l’assaisonnement qui fait tout. A défaut d’en devenir malade, boulimique ou juste fervents pratiquants de grèves de la faim répétées. C’est selon. Perso, ce n’est pas parce qu’on me dit que la blanquette de veau est LE « plat to eat » si je veux réussir dans la vie que je vais renoncer ad vitam à une petite entrée légère, dessert gourmand ou autres douceurs en fonction de mes envies. You ‘pige’ ?
ECONOMIE(S) :
1. économie d’une industrie : dans la musique = en voie de disparition. En quête d’elle-même aussi.
2. « as in » ‘faire des économies’ – Je recommande à tout chasseur de tête, RH, ou autre dans ce pays d’embaucher fissa n’importe quel/le contrôleur/se de gestion ayant travaillé dans la musique plus d’un mois. Leur 6ème sens pour repérer les dépenses débiles et contre-productives et y remédier par des solutions tout aussi débiles et contre-productives est absolument incomparable. Pourquoi les recruter alors ? Pardi, c’est bien simple : ça rassure les actionnaires parce qu’ils ont fait les mêmes écoles qu’eux et ça permet à tout ce monde de « rationnaliser » une industrie créative (traduction : traiter l’artiste comme un pathétique loser au développement mental d’un enfant de 5 ans et le/la désinformer soigneusement de ses droits).
FUTUR DE L’INDUSTRIE MUSICALE :
Terme messianique peut-être le plus recherché sur internet, digne du sentiment de panique ressenti par toute une caste professionnelle habituée à profits et fêtes sans avoir vraiment eu à travailler ou réfléchir ses trente dernières années. Terme désormais utilisé pour un nombre incalculable de consultants auto-proclamés, souvent américains mais pas que, pour attirer à eux des petits agneaux s’étant perdus en chemin et s’assurer une belle retraite complémentaire. En passe de devenir un tag de meta-données obligatoire au même titre que le sexe est utilisé dans les publicités pour vendre du désherbant lorsqu’on n’a pas d’idée.
FAN :
terme bon enfant mais fourre-tout dont le sens a largement fluctué ces dernières années. Faisait initialement référence à l’idée d’un soutien indéfectible à un artiste, né d’une admiration profonde pour son œuvre. Puis Elvis et les Beatles sont arrivés, et les fans sont devenus les hordes de filles hystériques prêtes à se pâmer à la vue ou au toucher de leur idole, au point que les concerts enregistrés de l’époque ne valent rien, si ce n’est pour savoir à quoi pourrait ressembler le bruit d’une ruche poussant des cris aigüs à un taux de décibels dépassant largement les limites autorisées.
Aujourd’hui, le fan a subi une mutation si extrême que les idoles de nos parents ne souhaiteraient plus revenir d’outre-tombe. Injonction obligatoire, en tant qu’artiste, si vous n’en avez pas, vous êtes cuit(e). D’ailleurs, tous les experts vous diront que vous en avez sûrement (je traduis: “qui s’ignorent“) et que votre priorité en tant qu’artiste, c’est de les débusquer, puis de les bichonner. Et non plus de faire de la musique qui vous plaît mais qui leur plaît à eux.
Artiste, tu te voyais déjà couvert/e de gloire, tu t’es trompé/e de siècle. Eh oui, la musique ça ne rigole plus, les rôles se sont inversés et l’artiste est désormais au service de ses fans. Si tu n’en as pas 10,000 sur Facebook, tu as raté ta carrière. Tu ferais surtout mieux de te rendre à l’évidence: tes fans sont à la fois ton DA, ton équipe marketing, ton attaché/e de presse, et surtout ta retraite complémentaire. Tu peux même pousser le vice à en faire tes investisseurs pour financer tes projets. Ca marche bien sur certaines plateformes parce qu’elles te permettent d’aborder la relation avec tes fans de manière rationnelle et raisonnable, mais pour celles qui attirent tes fans avec des slogans dignes de la bourse ou du PMU en leur proposant de « miser » sur toi, il ne faudra pas venir te plaindre lorsque tu seras devenu/e le/la premier/e artiste-capitaliste à entrer dans l’Histoire parce que tes actionnaires t’expliquent que tu n’as vraiment rien compris à la musique. Champion/ne!
GROUPIE :
1. Fan absolue, (trop) souvent de sexe féminin, ayant hérité de ce nom tout dédié. Fait allusion à son obsession subite (potentiellement durable) et irrationnelle de s’approprier son idole au point de faire partie de sa vie d’une manière ou d’une autre. Cette manière étant le plus souvent de coucher avec dans n’importe quelles conditions et n’importe où l’occasion s’en présente. Ce qui a donné, jusqu’à encore quelques années, des situations récurrentes où la groupie redescendait sur terre le lendemain matin, fraîchement débarquée du tour bus dans une ville inconnue avec obligation de retrouver son chemin par ses propres moyens.
Pour en arriver là, elle avait du gagner la veille face à ses rivales au jeu du “où-que-tu-ailles-je-te-précèderai”: à savoir attendre derrière le rideau backstage puis calmement dans le vestiaire du groupe et se coller deux heures d’attente devant le tour bus, bref se montrer d’une patience à toute épreuve, ce qui serait admirable si l’effet produit n’était pas complètement flippant. Que l’artiste soit pauvre, moche, drogué, stupide ou pire : un sacré mauvais coup, n’a strictement aucune importance. La groupie aura eu la possibilité de baigner dans un halo tout relatif de célébrité et pourra s’en vanter jusqu’à la fin de sa vie.
2. Terme assez fréquemment employé pour désigner toute femme aspirant à une carrière sérieuse et/ou à un poste de responsabilité dans la musique et qui a eu le malheur de faire état du potentiel exclusivement professionnel d’un artiste du sexe opposé.
HAUSSE / BAISSE DES VENTES :
Expression récurrente trouvée à foison dans les articles sur l’état de l’industrie musicale. Confond la plupart du temps volume et valeur. Constitue un indicateur assez fiable sur le temps accordé au journaliste pour rédiger son article. Perso, je pense plutôt que c’est un jeu très répandu dans les rédactions : 1 à 5 placements du terme dans le corps de l’article : 100 points ; 5 à 7 placements : 200 points ; 1 placement dans le titre de l’article : 500 points ; si tu arrives à faire la une du journal avec : 1000 points. Ca me rappelle de bons souvenirs, comme le terme « grenouille » qu’on m’avait mise au défi de placer 5 fois dans ma copie au concours d’entrée d’une école. Le correcteur n’avait pas d’humour mais j’ai mangé le meilleur fondant au chocolat de ma vie grâce à ça. (Pour ceux qui se le demandaient, score final : 700 points)
La suite du lexique, c'est par ici :
Petit lexique secret à l'usage des musiciens (2/3)
Petit lexique secret à l'usage des musiciens (3/3)
Emily Gonneau / Unicum Music